- 15 février 2024
Mathieu Rigouste est chercheur, militant et réalisateur. Ses enquêtes portent sur les origines et le fonctionnement du capitalisme sécuritaire. Pour son prochain film, Nous sommes des champs de bataille, il s’est rendu à plusieurs reprises à Milipol, menant des entretiens avec des industriels de l’armement, des commerciaux et leurs chargés de communication. Entretien.
Illustration de Bertoyas
Dans le salon, tu filmes le business du contrôle en laissant ses principaux acteurs le raconter face caméra. Comment parlent ces gens ?
« Je me rends à Milipol en costume et comme je maîtrise leur langage, je laisse mes interlocuteurs imaginer que je suis un journaliste spécialisé en défense et sécurité. Donc ils parlent comme si on était dans un entre-soi. Ils sont souriants, détendus, font des blagues, c’est assez fou. Ils disent des choses comme “de manière politiquement correcte on dirait ‘gestion démocratique des foules’, mais bien entendu on fait du maintien de l’ordre”. En clair, ils racontent des trucs qui ont des conséquences catastrophiques pour la vie quotidienne des peuples du monde entier, mais avec le sourire. Et une des clés importantes, c’est qu’ils cherchent tous à fournir le ministère de l’Intérieur. Parce qu’une fois que tu as fourni ton État, tu es validé pour ouvrir les marchés internationaux et les plus gros bénéfices sont là. »
Il n’y a pas de remise en question dans leurs discours ?
« Non. Déjà, il y a un accord tacite selon lequel personne ne parle jamais des implications de ce business, ni de ce que font les États, les grandes industries ou les entreprises qui achètent ces armements. Il y a un sous-entendu : les gens de ce marché font partie d’un monde démocratique et souverain. Pour le reste, ça ressemble au business en général avec des dynamiques de classes criantes. Et donc évidemment, ce sont majoritairement des hommes blancs et bourgeois qui tiennent tout, les femmes étant essentiellement dans des rôles de mise en valeur des produits. Et puis il y a le cynisme de la rationalité économiciste : pour se justifier de gagner de l’argent, on dit répondre aux besoins des gens. Tant qu’on arrive à maintenir l’idée que le marché de l’armement répond aux besoins de la population, on utilise ce levier, mais si c’est impossible, on utilise des arguments d’autorité comme la nécessité du maintien de l’ordre, l’urgence, la souveraineté, la civilisation qu’il faut absolument protéger… »
À travers ton film, tu cherches à montrer les rouages du système sécuritaire. Comment s’incarnent-ils à Milipol ?
« Ils sont économiques, politiques et sociaux. Le salon appartient au ministère de l’Intérieur, mais il est piloté par de très grands industriels comme Atos ou Thales. Le GICAT (Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres) est au cœur du salon parce que Milipol a pour but de mettre en valeur les entreprises françaises sur le marché international. On observe donc, dans cet espace, les rapports de collaborations et de rivalité des États. Entre les entreprises françaises et israéliennes, il y a des liens très forts sur le développement de certains drones, par exemple. Les industriels viennent regarder ce que propose la concurrence, mais ils dialoguent aussi avec ceux qu’ils appellent les « utilisateurs finaux » : policiers, militaires, mercenaires, agents de sécurité privés, conseillers sécurité du monde entier. Ça leur permet de tester la manière dont les utilisateurs vont recevoir leurs marchandises en termes de design, de prise en main. »
Comment la peur est-elle devenue un marché prospère ?
« Depuis l’origine du capitalisme, la peur est un marché : les armes, les technologies de guerre et de contrôle sont des marchandises puisqu’on est dans un système d’accumulation. C’est devenu de plus en plus prégnant au cours du XXe siècle, avec l’entrée dans un capitalisme de la guerre permanente. Les technologies de contrôle, surveillance et répression sont devenues des marchés très importants. Susciter une peur, diffuser l’idée qu’il y a un risque de menace, ou même qu’il y a un sentiment d’insécurité, génère du profit. Alors même si la menace n’existe pas, l’idée c’est de dire : “On va vous proposer des solutions”. »
Dans Les Marchands de peur (Libertalia, 2011), tu montres comment Alain Bauer, « spécialiste » de questions d’armement, commençant sa carrière comme politique « socialiste », s’entoure de personnes issues de l’extrême droite. Ce type d’influence s’est-il amplifié depuis ?
« Dans l’idéologie sécuritaire, il y a des fractions de gauche, de droite et d’extrême droite, mais le champ fonctionne à travers la collaboration de toutes ces fractions. Celles de la gauche (gouvernementale) vont jouer un rôle sur le greenwashing et parler de questions de genre, insistant par exemple sur la représentation des femmes dans les industries de l’armement ou le besoin de productions durables et écologiques. Et bien entendu les fractions d’extrême droite sont là aussi. Ce sont des fabriques de figures de la peur. Elles en produisent énormément et en permanence. Les fractions de gauche en profitent, puisqu’elles viennent également accumuler du capital et concentrer du pouvoir sur le business de la frontière, de la prison, de la guerre, du contrôle. Ils ont besoin de bosser ensemble, d’un point de vue politique, historique et économique. »
Cette année, le thème du salon, c’était les JO. C’est un exemple type : la « lutte contre le terrorisme » permet de protéger une politique inégalitaire en matant les révoltes qu’elle suscite…
« Je parle à ce sujet de dynamique proactive, c’est-à-dire capable de créer ses propres conditions d’extension. Quand on ferme une frontière, par exemple, les gens ne peuvent plus passer, donc ils installent des campements. Pour la logique sécuritaire, ça justifie encore plus de murs, équipés de smart technologies, ainsi que des unités de police pour évacuer les gens et détruire les campements. Donc le business se développe. Pareil dans un quartier. On dit qu’il y a un problème d’insécurité et on y envoie une police offensive et féroce, ce qui crée des brutalités, une oppression permanente, et donc des révoltes. Ces dernières permettent de dire : “Il y a un problème dans ce quartier : on va mettre plus de police et de vidéosurveillance”. Ça marche toujours pas ? Alors on va parler d’incivilité, dire que c’est un problème lié aux migrations, inventer de nouvelles unités de polices spécialisées et des technologies adaptées. Cette dynamique est à l’œuvre partout. Et elle l’est évidemment dans la logique antiterroriste. Par rapport aux JO, la question des héritages est fondamentale pour les gens de Milipol. L’événement va permettre de créer des infrastructures, de la rénovation urbaine, des innovations dans le domaine sécuritaire, et faire avancer le cadre législatif. La question de l’antiterrorisme y est centrale. On le voit bien concernant les drones. Alors qu’il n’y a aucun cas d’utilisation de drones par des groupes d’extrême gauche ou par des mouvements dits terroristes en France, cette “menace” est au cœur des discussions des industriels. »
Dans tes recherches, tu montres que ce marché s’est implanté à la suite des révoltes de 1968. Tu évoques aussi la continuité entre les guerres coloniales et l’utilisation des techniques répressives contemporaines. L’État construit des figures qui s’inscrivent également dans une continuité… Les « islamogauchistes » par exemple…
« Le XXe siècle a vu se développer une généalogie – qui traversait déjà toute la modernité impériale occidentale – autour d’une alliance entre l’État, le capital, l’ordre racial et le patriarcat. Il y a une collaboration entre les différents rapports de domination, qui produisent des figures d’ennemis intérieurs pour pouvoir se légitimer. En général, ces figures ont plusieurs facettes. Ce sont à la fois des ennemis politiques (le communiste, le gauchiste, le révolutionnaire) et des personnes racisées. Le prototype de l’islamogauchiste, c’est le judéobolchévique. On retrouvait la même figure dans les guerres coloniales. Derrière le colonisé, il y a la subversion communiste qui le manipule. Aujourd’hui, on peut retrouver une partie de cette figure dans le woke, par exemple, qui désigne la politisation des jeunesses racisées et les nouvelles luttes féministes. »
Dans ton film, tu confrontes les images de Milipol aux regards de Fatou Dieng et Fahima Laidoudi, rencontrées dans les luttes contre les violences d’État. Qu’est-ce que vous en tirez ?
« La proposition c’est de regarder cette matière accumulée à Milipol, de convoquer des outils de la recherche critique et de proposer aux spectateurs de réfléchir avec des gens qui subissent les violences sécuritaires dans leur chair – soit en tant que victimes, soit en tant que proches de victimes. Étant en lutte depuis des années, elles sont devenues expertes de ces questions. Sauf qu’elles ne vont pas les aborder d’une manière prétendument neutre et objective, mais de façon concernée, engagée, et dans un but de transformation sociale. L’idée de discuter avec Fahima et Fatou et en assumant ma présence dans le film (comme victime de violences sécuritaires1 et comme militant), c’est de poser des questions et chercher des pistes. En se disant que les projections permettront à d’autres collectifs d’avancer. L’idée, c’est pas de dire “c’est comme ça qu’il faut faire”, mais plutôt de construire ensemble des outils pour les luttes. »
Propos recueillis par Pauline Laplace