- 15 juin 2023
Cette interview a été réalisée le 23 juin 2023 soit quatre jours avant le meurtre de Nahel par la police à Nanterre et le début des révoltes. Elle a été complétée par Mathieu Rigouste le 2 juillet.
Propos recueillis par Chispa & Émile Progeault pour L’Empaillé.
Ces derniers mois ont encore été marqués par la brutalité policière, dans les manifestations et les piquets de grève, comme quotidiennement dans les quartiers populaires, les prisons ou aux frontières. Face aux mobilisations contre la réforme des retraites, les armements - flashballs, grenades explosives, etc – des forces de l’ordre de Darmanin ont à nouveau charrié leur lot de blessé·es graves et de mutilé·es. Les moyens de surveillance continuent leur développement avec l’usage des drones lors des manifs. Les arrestations et gardes à vue par centaines comme les poursuites judiciaires immédiates ou à suivre, révèlent un macronisme qui décide ouvertement de faire taire par la force un mouvement massif, pourtant soutenu par l’ensemble des syndicats du pays.
Retour sur cette séquence de lutte avec le chercheur Mathieu Rigouste.
Est-ce que la répression contre le dernier mouvement social a encore montré un durcissement des moyens et des méthodes policières ?
Cette répression s’inscrit dans un long processus d’intensification et de généralisation de la surveillance, du contrôle et de la répression. Cette dynamique frappe principalement les franges offensives et auto-organisées des mouvements sociaux. Elle s’appuie aussi sur la montée en puissance des logiques préventives, des arrestations en amont, sur présomption, sur le simple fait d’appartenir à une lutte ou de porter des idées. Cela va continuer et a déjà commencé à s’articuler avec une forme d’automatisation du pouvoir, basée sur le développement des algorithmes et de l’intelligence artificielle dans les technologies de contrôle. Ce processus est connecté avec la globalisation continue de l’antiterrorisme comme forme de gouvernement.
Cela confirme-t-il cette militarisation progressive de la police que tu mets en évidence depuis quelques années ?
En fait, il y a une militarisation de certains régimes de police. Si on prend le système capitaliste, raciste et patriarcal de manière globale et dans sa longue durée, en réalité l’aspect militaire et l’utilisation de la guerre est constant dans les espaces coloniaux. Et l’exception c’est plutôt la séparation du policier et du militaire, du temps de guerre et du temps de paix, qu’on retrouve surtout dans les centres impérialistes, mais qui concerne les strates de la population considérées comme légitimes et non sacrifiables (en dehors des processus révolutionnaires). De ce point de vue, il y a un élargissement de la férocité et de la colonialité du pouvoir depuis les périphéries vers ce qui monte en radicalité dans les centres.
Y a-t-il une plus forte détermination de nos cortèges, un durcissement des moyens d’actions ? On pense à Sainte-Soline, mais aussi aux cortèges de tête dans les grandes villes ou à la défense des blocages dans les ports et des raffineries...
Il y a une créativité intense des luttes populaires contemporaines dont nous devrions mieux rendre compte, partager les traces et conserver les expériences. Durant la séquence de lutte contre la réforme des retraites et ces jours-ci à travers la révolte contre l’exécution de Nahel [abattu par balle à Nanterre le 27 juin] et contre l’oppression policière, continuent à s’inventer des modes d’autodéfense populaire dans la rue et dans les manifestations mais aussi et surtout en dehors. On a vu émerger toutes sortes de types d’actions directes collectives consistant à occuper, bloquer ou perturber les lieux de pouvoir, mais aussi les hubs logistiques, les lieux d’échange de marchandises et les territoires quotidiens des classes dominantes, aussi bien leurs entreprises et commerces que leurs lieux de vie et de loisirs. Dans le mouvement social, on voit une compréhension de plus en plus large de la nécessité de se protéger dans la rue face à la férocité policière et d’inventer des chemins pour contourner, ruser ou saboter les espaces-temps où l’on n’a pas le rapport de force, les situations où le pouvoir est capable d’entrer en contact avec nos corps et nos formes de vies en nous empêchant de nous défendre. Dans la révolte de ces jours-ci, toutes sortes d’institutions officielles (commissariats, mairies, préfectures, prisons...) sont attaquées directement, des commerces sont vidés, notamment pour récupérer des biens de première nécessité comme des pâtes, du riz ou des produits ménagers. On observe à la fois une explosion de colère, une conscientisation politique profonde et des formes d’auto-organisation pour survivre et contre-attaquer face à la politique de ségrégation, d’oppression systémique et de précarité généralisée.
Sur la répression et les violences policières en France, les luttes de ces dernières années pour mettre en évidence ce corps répressif et raciste ne sont pas parvenues à inverser la tendance. Cela révèle-t-il la stratégie de la bourgeoisie macroniste décidée à ne rien céder pour poursuivre son projet de néolibéralisme autoritaire, ou cela est-il le signe d’une forme de fascisation rampante ?
Je crois qu’il faut voir la connexion entre les deux. Le macronisme est une forme du régime actuel de pouvoir et d’accumulation. Il fonctionne au sein d’un système global, le capitalisme racial et patriarcal. Ce dernier abrite en permanence les structures socio-historiques de la fascisation, certaines formes du fascisme qui sont instituées dans la longue durée de l’impérialisme : à travers la politique des frontières et les conditions faites aux exilé·es, dans les guerres coloniales et néocoloniales, dans les prisons, les camps et les lieux d’enfermement en général, dans la ségrégation raciale, les féminicides et la continuité des guerres contre les peuples...
Cette structure impérialiste entretient l’extrême-droite comme réserve de dispositifs, de réseaux, de moyens, d’idées ou de pratiques, mais elle prépare aussi la possibilité d’un fascisme de contre-révolution. Pour passer de l’un à l’autre, le système des dominations recherche une assise de masse, notamment à travers une politique des affects racistes, patriarcaux et bourgeois. Il cherche à redresser son hégémonie en faisant participer les franges les plus larges des classes dominées à la contre-révolution.
À partir de là, comment faire avancer l’idée d’un « désarmement » voire d’une abolition de la police dans la population ? Quelles sont les stratégies qui peuvent être payantes d’après toi et quels types de discours peuvent aller dans ce sens ?
Je parle à différents endroits d’un cheminement révolutionnaire. C’est à dire réussir à considérer qu’on peut lutter pour arracher des droits et désarmer les classes dominantes – pour protéger les vies des classes dominées – tout en continuant à construire une pensée et une pratique révolutionnaire qui vise l’abolition de tous les rapports sociaux de domination, dont la police est l’une des garantes. La discussion sur l’abolition est intéressante aussi parce qu’elle permet de parler avec les gens d’une transformation générale du monde et de discuter de la société qu’on voudrait créer à la place. Mais il me semble évident que l’État n’acceptera jamais d’abolir la police parce qu’elle le protège et défend les classes dominantes au quotidien. Le seul moyen de s’en débarrasser c’est en renversant l’ensemble de la société pour en faire autre chose. Pas d’abolition de la police sans une révolution sociale générale. D’ailleurs la situation contemporaine montre que même le désarmement de la police ou la dissolution de certaines unités reste absolument impensable pour le régime néolibéral autoritaire. Et donc, comme pour toutes les luttes, il faut que nous arrivions à construire des formes de vie en commun dans lesquelles on est capable de produire une analyse critique de tout et des pratiques basées sur l’entraide, l’autonomie, l’auto-organisation pour tout remplacer. C’est en construction dans les interstices des rapports de domination, dans des bases arrières militantes, mais il s’agit de le déployer à l’échelle des classes populaires, en refondant ces idées et ces pratiques directement avec la masse des exploité·es et des opprimé·es.
Et une pensée et une stratégie révolutionnaires ne sont entendables par les classes populaires que si elles sont connectées à une pratique quotidienne qui transforme collectivement, ici et maintenant, les conditions matérielles d’existence. Cela concerne aussi bien la manière de se nourrir, de se loger, l’éducation et la culture que les moyens de se protéger de la police, de la prison et des frontières. Pour avancer vers l’émancipation, nous devrons certainement construire un mouvement massif et auto-organisé des dominé·es capable de désarmer la répression pour réussir à faire tomber tout ce qui nous empêche de nous libérer.