20 août 2016
L’état d’urgence prolongé sans discontinuer depuis les attentats du 13 novembre 2015 n’a pas seulement servi à une hypothétique « lutte contre le terrorisme » mais aussi à tenter de mater les mouvements contestataires de ces six derniers mois. Pour comprendre pleinement son sens et ses effets, il faudrait parvenir à la fois à prendre du champ — afin de voir comment il s’inscrit dans des stratégies et des dispositifs historiques plus larges —, et s’immerger dans les luttes les plus actuelles, où observer les violences répressives qu’il produit et les violences qui, en retour, lui résistent. Entretien avec Mathieu Rigouste, chercheur et militant, pour qui praxis théorique et praxis militante, analyse des luttes et participation active s’articulent en un seul et même geste.
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Dans vos recherches, vous élaborez une généalogie coloniale de l’ordre sécuritaire contemporain. L’état d’urgence a été utilisé plusieurs fois sous la IVe et la Ve République. Quelle continuité établissez-vous entre la guerre d’Algérie, les émeutes de 2005 et les attentats du 13 novembre ?
L’état d’urgence a été employé trois fois pendant la guerre d’Algérie : pour mettre en œuvre la contre-insurrection en 1955, pour instituer le coup d’État militaire du 13 mai 1958 qui fonde la Ve République puis, pour encadrer les séditions contre-révolutionnaires dans l’armée et parmi les colons en 1961. Il a ensuite été utilisé trois fois entre 1985 et 1987 : pour écraser le soulèvement Kanak en 1985, puis à Wallis et Futuna en 1986 et en 1987 aux îles du Vent, en Polynésie française. Il est ensuite mobilisé en 2005 pour réprimer les révoltes des quartiers populaires puis pour mettre en œuvre la « guerre au terrorisme » à l’intérieur du territoire national en 2015-2016.
Depuis la guerre d’Algérie, ce procédé juridique autant que symbolique permet d’engager et de mener différentes formes de guerre policière à des parties de « la population » sur des parties du territoire. C’est-à-dire sans avoir à se soumettre au droit international de la guerre et sans mettre tout le pays en état de siège.
À chacune de ces époques, il existe une dimension spectaculaire, décréter la raison d’État et l’état d’exception confère un statut de pouvoir souverain à la fraction des classes dominantes qui met en scène « l’entrée en guerre intérieure ». C’est une dimension particulièrement importante en 2005. Mais il existe aussi une continuité doctrinale et idéologique tout au long de la Ve République. La restructuration néolibérale et sécuritaire favorise la traduction des répertoires contre-insurrectionnels issus des guerres coloniales et leur réagencement dans des répertoires médiatico-policiers. Elle favorise aussi la longue et continue montée en puissance dans les états-majors policiers et militaires et dans la classe politique, des fractions les plus féroces et des industriels les plus intéressés par le redéploiement de schémas contre-insurrectionnels comme formes de gouvernement. La globalisation des marchés du contrôle et de la sécurité propulse les doctrines contre-insurrectionnelles et les schémas de pensée anti-terroristes comme logiciels légitimes de gouvernement. L’institutionnalisation de régimes d’exception militaro-policiers tout autour de la planète consacre la globalisation d’une nouvelle forme d’État-nation, conçue par et pour le capitalisme sécuritaire, c’est-à-dire par et pour la guerre de basse intensité permanente dans la population.
Les dispositifs de sécurité dans les démocraties capitalistes contemporaines fonctionnent en cherchant à gagner l’adhésion de la majorité de la population au projet hégémonique des classes dominantes sur la base de la désignation d’une minorité comme potentiellement dangereuse et donc sacrifiable (les jeunes de banlieues issus de l’immigration). Or, au cours du mouvement contre la loi Travail, on a assisté à une intensification de la répression et à l’expérimentation de nouveaux dispositifs de contrôle visant des manifestant.e.s qui, du fait de leur position sociale au sein des rapports de race et de classe, n’étaient pas forcément habitués à un tel niveau de violence étatique. S’il y a rupture, s’agit-il seulement d’une extension des populations touchées, ou est-ce une rupture qualitative, c’est-à-dire relative au type de mesures qui sont prises ? En quoi a-t-elle été permise par l’état d’urgence ? Jusqu’où cette extension des dispositifs de contrôle les plus coercitifs à de nouvelles catégories de la population peut-elle aller sans remettre en cause la fabrique du consentement qui caractérise les dispositifs de sécurité ?
Il y a des évolutions comme l’application réagencée de dispositifs issus des répertoires de la férocité, du quadrillage militaro-policier et de modèles de contre-insurrection médiatico-policiers à un « mouvement social » en dehors des quartiers populaires, des territoires colonisés et néocoloniaux, des camps et des prisons. Du point de vue qualitatif, de nouveaux dispositifs ont été expérimentés ou industrialisés. Cela tourne principalement autour de la neutralisation de masse (arrestations préventives, interdictions de circuler, contrôles judiciaires, nasses et encagements…). Mais ces évolutions ne sont pas des ruptures en ce sens qu’elles ne remettent pas en cause deux logiques structurelles. La première c’est que tout État se fonde comme contre-révolution et entretien des appareils militaires, policiers, juridiques, administratifs… capables de mener la guerre au peuple. Les fractions des classes dominantes s’accordent pour rouvrir ces répertoires chaque fois que les luttes des classes et les mouvements de libération réussissent à déstabiliser les rapports de forces, chaque fois que la structure même du schéma de domination est menacée.
Ces expérimentations prennent forme à l’intérieur d’une seconde continuité que l’on peut nommer « modèle de restructuration impérial ». Les grandes puissances impérialistes et leurs sous-traitants expérimentent de nouvelles formes de domination et de nouvelles marchandises dans les champs militaires et coloniaux. Les institutions y puisent des dispositifs (idées, pratiques, techniques, doctrines, matériels et personnels) qu’elles réagencent et rénovent pour restructurer l’encadrement des classes populaires et des quartiers ségrégués en métropole. Dans le capitalisme sécuritaire, les industries de la guerre et de la sécurité montent en puissance là où l’État leur permet d’aménager de tels laboratoires et d’assurer la publicité des opérations qui y sont menées. Les classes dominantes continuent d’expérimenter des formes de pouvoir dans ces laboratoires intérieurs pour développer des marchés médiatico-policiers et de nouveaux systèmes de contrôle, de surveillance et de répression. Ces répertoires permettent ensuite de restructurer les formes de pouvoir appliquées aux mouvements sociaux et révolutionnaires. C’est la dynamique centripète de ce modèle. Elle se conjugue à une dynamique centrifuge d’exportation mondiale de nouvelles marchandises sécuritaires conçues, expérimentées et mises en vitrine sur le continuum des guerres policières néocoloniales et endocoloniales (doctrines, techniques, savoirs-faire, matériels, formations, transferts technologiques, maintien en condition opérationnelle…)
L’état d’urgence donne des moyens administratifs, juridiques et spectaculaires pour légitimer et optimiser l’industrialisation du processus d’hybridation militaro-policière. Il a permis d’intensifier l’écrasement policier des quartiers populaires et notamment des strates des classes populaires désignées comme musulmanes et dangereuses. Il s’agit autant d’un protocole de fabrication du consentement par désignation de boucs émissaires que d’une technique de séparation (on dit schismo-genèse en langue contre-insurrectionnelle) et de renforcement du socio-apartheid. L’enférocement continu du pouvoir dans le capitalisme sécuritaire s’appuie sur des investissements toujours plus profonds dans des protocoles de séparation et de légitimation, pour rentabiliser au maximum les coûts de production du contrôle. C’est dans ce cadre que des idéologies basées sur la peur doivent se conjuguer de plus en plus intimement avec un renforcement et un enférocement de l’hétéro-patriarcat, de la suprématie blanche et des racismes mais aussi avec les industries du divertissement et notamment les grandes compétitions sportives, les réseaux sociaux ou les jeux vidéos. Le processus d’hybridation militaro-policière nécessite de grands moyens de mystification, le capitalisme sécuritaire y répond à travers la production d’un nationalisme viriliste exacerbé mais aussi par une militarisation continue du divertissement. Dans l’ère sécuritaire, le comitatus [1] participe aux jeux du cirque.
En quoi cette nouvelle configuration sécuritaire permise par l’état d’urgence illustre-t-elle la notion de « capitalisme sécuritaire » que vous développez dans vos travaux ? Marque-t-elle une nouvelle étape dans la construction du capitalisme sécuritaire français ?
Il me semble que l’état d’urgence ouvre un espace juridique d’expérimentation pour les pouvoirs policiers, militaires et administratifs en premier lieu, mais autorise ensuite de multiples secteurs de la production de domination à se lâcher. Ça rend possible la mise en œuvre d’un laboratoire transversal pour configurer des régimes de production du contrôle plus intensifs. Bien entendu, il existe des lignes d’opposition et de friction entre les institutions ainsi qu’entre fractions concurrentes à l’intérieur de ces champs de production du contrôle. Mais ce qu’on voit émerger a tendance à fonctionner comme une machine de militarisation rhéostatique, c’est-à-dire ajustable le plus rapidement possible à l’état du rapport des forces. L’état d’urgence permet aux forces concurrentes qui dominent le champ de production du contrôle d’expérimenter une sorte de toyotisme, au sens du Toyota system (zéro défaut, zéro stock, zéro papier). Elles expérimentent un modèle de contrôle capable de passer de la domination policière structurelle à des formes de guerre intérieure le plus instantanément possible. Sur le principe publicitaire, il s’agirait de pouvoir coller au plus près de « la menace » à moindre frais. Dans la réalité cela participe à renforcer encore et toujours le socio-appartheid en dépensant des fonds publiques gigantesques dans la militarisation continue du contrôle. C’est la logique marchande du capitalisme sécuritaire, favoriser la création de marchés du contrôle pour faire monter les taux de profit des industriels de la guerre et de la sécurité. Elle doit se conjuguer à une autre logique, plus étatique, de rentabilité des coûts du contrôle. La baisse tendancielle du taux de profit décrite par Marx se conjugue constamment à une baisse tendancielle du taux de contrôle, c’est-à-dire que dans une société inégalitaire la légitimité du souverain a tendance à baisser constamment, il faut donc renforcer continuellement les investissements dans le contrôle. La logique étatique cherche à réduire ces coûts en mobilisant intensément des protocoles visant à faire sous-traiter le contrôle par les classes dominées.
Ces logiques dessinent des lignes de concurrence et de tensions internes dans les classes dominantes. Elles relativisent les prétentions du bloc de pouvoir à mettre en œuvre un modèle homogène et concentré dans une même direction stratégique. Actuellement (fin août 2016), une ligne de friction forte polarise le champ de la production de contrôle autour de l’opération Sentinelle. Les clans qui dominent au gouvernement ont mis en œuvre une forme militaire de quadrillage plus ou moins statique faisant appel principalement aux infanteries. Contre ce modèle, une fraction influente, dans l’armée notamment, défend l’idée d’une policiarisation du quadrillage territorial pour pouvoir redéployer ces infanteries sur les terrains des guerres néocoloniales (en Syrie et au Mali notamment). Cette ligne de désaccords pourrait s’estomper à mesure que monte en puissance la fraction militaire connectée aux industriels de la sécurité privée. Une « garde nationale » et des réserves toujours plus massives sont en cours de formation et de livraison pour constituer les ressources humaines de ce quadrillage territorial. Sur le modèle de l’antiterrorisme israélien, des « patriotes » sont formés en deux semaines et autorisés à tirer après sommation en appui à la gendarmerie. Dans le même temps, les secteurs de la vigilance privée augmentent fortement leur développement, leur taux de profit et leur influence sur les champs juridico-administratifs, c’est-à-dire sur le cadre légal de la production privée du contrôle. Le processus en cours s’inscrit donc au cœur des dynamiques longues du capitalisme sécuritaire, il y constitue une phase d’accélération et d’intensification caractérisée par l’expérimentation de régimes de contrôle militaro-policier et des investissements gigantesques de l’État dans les moyens actuels et budgets futurs de l’armée et de la police.
L’extension des formes du contrôle sécuritaire rencontre-t-elle des oppositions populaires et politiques réelles capable de la limiter ? Quelles modalités d’organisation voient le jour dans la lutte contre ces nouvelles formes du capitalisme sécuritaire ?
La restructuration néolibérale et sécuritaire est limitée en permanence par des résistances collectives qu’elle réussit en général à rendre invisible au plus grand nombre. Dans les quartiers, dans les prisons, dans les campements et les camps d’internement, dans les colonies, dans les territoires néocolonisés, dans les usines, sur les chantiers et dans les boîtes de nettoyage, partout où l’impérialisme se fait le plus féroce, il existe des formes de solidarité et d’entraide, d’auto-organisation et d’autonomisation qui se font et défont sans échos dans les grands médias (aux mains des géants industriels de la guerre, du bâtiment et des infrastructures). Ces résistances font face aux attaques incessantes de la restructuration sécuritaire. La recherche effrénée de la sous-traitance et de la participation, de l’inter-surveillance et de l’auto-contrôle accompagne la production de nouvelles technologies en ciblant particulièrement toutes ces formes d’autonomisation et de créativité qui apparaissent pour survivre dans tous les lieux où la société impérialiste déploie ses régimes d’écrasement. Du Chiapas au Rojava, de Gaza à Ferguson, dans les luttes contre l’hétéro-patriarcat, contre la suprématie blanche, contre les violences d’État, contre les restructurations néolibérales, contre les grands projets industriels, contre la Françafrique et le néocolonialisme… on voit monter en puissance des discours et des pratiques se revendiquant de l’autonomie. Conjuguée à l’enférocement des systèmes de domination racistes, sexistes et autoritaires, l’ère sécuritaire se caractérise autant par le retour de formes d’accumulations primitives du capital et des logiques de dépossession que par l’éclosion de formes de vies orientées par et pour l’autonomisation et la mise en commun.
Dans votre texte « L’État m’a tabassé », vous écrivez : « Il ne sert à rien de s’indigner face à la violence d’État. Il est tout à fait normal qu’un État opprime le peuple ainsi que celles et ceux qui lui résistent. C’est son boulot. » Or les collectifs et associations militant contre la violence policière, présents notamment dans les quartiers populaires, tendent souvent à formuler leur critique en se référant à l’État de droit et à son non-respect par la police. La violence policière est alors présentée comme une aberration alors qu’elle relève de la norme dans le capitalisme sécuritaire. D’un autre côté, les débats engendrés à gauche sur le rôle de la police dans la gestion du mouvement contre la loi travail, cristallisés dans le slogan « tout le monde déteste la police », se sont surtout centrés sur la fonction répressive de la police. L’indignation face à la fonction répressive de la police est-elle suffisante pour fonder une politique de résistance à ces violences ?
Les logiques de dénonciation n’ont pas du tout le même sens selon qu’elles viennent des classes et quartiers populaires tentant de percer le champ médiatique dominant pour parler au « reste de la population », ou qu’elles soient produites par des strates sociales privilégiées lorsqu’elles entrent en contact avec les périphéries de la férocité d’État. Pour les classes ségréguées, c’est l’un des seuls moyens de parler publiquement tant le champ politique est quadrillé par la conjugaison des dominations.
J’essaie de fabriquer des outils permettant de cibler les structures de production des oppressions, c’est une sorte d’artisanat au service de l’auto-détermination stratégique et tactique des dominé.e.s. Il me semble que toute pensée de l’émancipation ne peut venir que des résistances populaires. Quel qu’en soit le point de départ, les luttes collectives sont des chemins de transformation de nous-mêmes et de nos mondes quotidiens, c’est en entrant en lutte et en s’organisant que l’on peut trouver de la force et des idées, rencontrer des pratiques et des techniques, se faire des allié.e.s ou des complices, construire du commun, comprendre que l’on peut faire bouger des rapports de force. C’est sur ce chemin même que s’opèrent de nouvelles conscientisations, que se construisent des pensées collectives radicales, des passages à l’offensive. Il faut commencer par marcher ensemble pour découvrir les possibilités créatrices réelles de l’auto-organisation collective. La question n’est pas tant l’inefficacité de l’indignation que la nécessité de faire céder la résignation et les séparations.
Les résultats d’une enquête critique sur la production des violences policières nous montrent un système rationnel, réglé et programmé de manière à produire les régimes de violence dont les classes dominantes ont besoin pour pouvoir continuer à régner. L’indignation et la convocation de l’État de droit sont des réactions spontanées lorsqu’on découvre que les injustices sont rationnellement administrées malgré ce qu’on nous matraque depuis l’enfance. Prendre conscience que nous faisons face à un système de dominations qui ne tombent pas du ciel mais sont produites et administrées dans l’intérêt des classes privilégiées, cela nous permet de nous organiser pour forcer ce système à nous reconnaître des droits mais aussi pour le bloquer ou le démonter complètement.
Dans votre travail, vous insistez d’un côté sur la construction des récits sécuritaires autour de figures fantasmées (le jeune de banlieue, le terroriste, etc.) et d’un autre côté sur le potentiel subversif des populations que les dispositifs policiers visent à gérer et neutraliser. On retrouve une tension similaire dans les débats au sein du mouvement contre la loi travail entre d’un côté une volonté de déconstruire les récits sur les « casseurs » et de l’autre la revendication d’une réappropriation de la violence physique comme mode d’action politique légitime. Comment peut-on articuler au mieux ces deux aspects de la critique de l’ordre sécuritaire ?
La production médiatico-politique de l’ennemi intérieur repose sur cette nécessité de construire un personnage impur et maléfique pour justifier l’application de régimes exceptionnels de violence à un « segment de population », mais elle peut dans le même geste, et c’est souvent le cas, servir aussi à délégitimer le développement dans cette « population » d’idées et de pratiques d’auto-défense, de contre-attaque ou d’autonomisation qui menacent réellement le schéma des forces.
On retrouve des techniques de purge sociale et des logiques de désignation de boucs émissaires dans la plupart des sociétés autoritaires, hiérarchiques et inégalitaires. Ce sont des dispositifs de base dans la panoplie du Prince. Le stade médiatico-sécuritaire du développement de l’État et du capitalisme se saisit de ces techniques et les industrialise en les plaçant au centre de son arsenal. Mais la logique de désignation des corps sacrifiables repose aussi sur la nécessité, pour un pouvoir se voulant souverain, de briser les formes de résistance et d’autonomisation collective ingérables qui émergent dans les territoires d’exception permanente. Parce que pour survivre, les plus dominé.e.s n’ont pas d’autre choix que d’inventer en permanence des manières d’échapper aux protocoles d’écrasement, de « fuir en cherchant des armes ». C’est d’une autre manière, ce qui est à l’œuvre dans la répression des cortèges de tête et des formes d’autonomisation conçues par la rencontre des galères, des colères, des désirs et des joies au cœur du mouvement contre la loi travail et son monde. Les institutions tentent de fabriquer des figures d’ennemis intérieurs dont l’expulsion ou la soumission permettrait de légitimer les protocoles appliqués à l’ensemble de la « population » ciblée comme « milieu de prolifération » de ce « virus » : au cortège de tête en particulier et au mouvement social en général. Je dis « tentent » parce qu’aucun schéma de domination n’est jamais mis en œuvre tel qu’il a été conçu et fantasmé. Cette omniprésence de résistances parcellaires se conjugue à la multiplicité des failles, des erreurs, des inconséquences voire des incompétences qui structurent la production du contrôle et ses courroies de distribution. La plupart des formes de pouvoir sont traversées par, et parfois même structurées autour de, leur capacité à dysfonctionner.
Dans l’ère sécuritaire, les états-majors politiques et médiatiques, militaires et policiers produisent des figures de l’ennemi intérieur susceptibles de justifier et de mettre en œuvre à travers ce régime discursif des politiques d’exceptions conjuguant l’écrasement et l’expérimentation à finalité marchande. La figure du « casseur » mise sur le marché depuis les années 1960 évolue, selon les « populations » à soumettre, entre le personnage du « voyou » plus ou moins ethnicisé et celui du « gauchiste » plus ou moins dépolitisé. Elle dépeint un individu néfaste et nocif dont il faut se débarrasser pour protéger « la paix en banlieue », les centres villes ou même « le droit de manifester ». Si cela ne suffit pas, la figure du « casseur » est conçue pour muter en « proto-terroriste », comme on l’a vu d’ailleurs. Depuis le début des années 2000, cette hybridité lui vaut d’être redéployée à chaque fois que des jeunes des strates populaires ségréguées, notamment les lycéens des quartiers populaires, rejoignent ou se mêlent à des mouvements sociaux plus larges. Au printemps 2016, cette mobilisation du « casseur » tente de dissocier les solidarités nées autour de la légitimation croissante des pratiques de sabotage dans des mondes sociaux très divers. Des cortèges entiers, composés de centaines, voire parfois de milliers de personnes d’âges variés, de précaires, d’ouvrièr.e.s, d’étudiant.e.s, d’habitants de quartiers populaires et de territoires privilégiés se sont mis à accompagner, à contempler, parfois à applaudir, au minimum à laisser exister des pratiques consistant à attaquer des banques, des commerces de luxe, des distributeurs d’argent ou des agences immobilières, c’est-à-dire des pratiques d’action directe dont l’histoire s’enchevêtre avec celle des mouvements ouvriers et révolutionnaires.
Ce printemps 2016, il est redevenu possible de discuter sérieusement entre inconnu.e.s du bien fondé ou non, des modalités et des situations d’emploi, du sabotage et de l’action directe comme pratiques de lutte légitimes. On a vu céder à de nombreux endroits l’intériorisation du refus de questionner les formes classiques et inoffensives de mobilisation. Les formes de cogestion répressives induites par la collaboration des bureaucraties syndicales avec la police ont été dénoncées de plus en plus largement. Et puis ce printemps 2016 marque une autre fissure dans la période. Le rôle et la place centrale de la classe ouvrière dans le système de production sont redevenus évidents, comme sa puissance de blocage et la détermination offensive d’une partie de ses bases syndicales. On nous sert une figure du casseur dépolitisé ou petit-bourgeois nihiliste pour tenter de dissocier les franges des classes populaires à qui l’usage de la contre-violence physique ne fait pas peur et pour légitimer l’encadrement policier de toutes les manifestations et rassemblements.
L’une des ancêtres de la police moderne, la maréchaussée, a été fondée sur la plantation esclavagiste pour chasser les marrons. Auto-organisés en réseaux, les anciens esclaves en fuite pratiquaient le sabotage et la destruction des biens des maîtres. Ils étaient représentés comme des bêtes sauvages pour justifier qu’on leur donne la chasse. Car en plus de combattre l’ordre plantocratique, au bout de leurs fuites, les marrons n’ont jamais cessé de rejoindre ou de créer, de faire vivre et de défendre des communes libres et autonomes.
Les figures de l’ennemi intérieur et les idéologies d’État en général ciblent notre autonomie de pensée, d’auto-organisation dans les luttes et dans la vie quotidienne. La répression et la brutalisation sont le front avancé d’un ordre qui s’établit en premier lieu sur la mise en dépendance. Face à tout ce que produisent les systèmes de domination et d’exploitation, je crois qu’on a raison de construire et de soutenir la construction de formes d’autonomisation collectives et populaires.
[1] Dans l’impérialisme romain antique, le comitatus désigne l’élite militaire qui érige et constitue la structure fondatrice de l’État.